L’illicéité ou la déloyauté dans l'obtention ou la production d'un moyen de preuve ne conduit plus nécessairement à l'écarter des débats judiciaires

Publié le 07 janvier 2025


Enregistrement sonore et preuve de la faute disciplinaire

Un employeur reproche à son Responsable Commercial grands comptes, travaillant essentiellement à domicile, d’avoir refusé à plusieurs reprises de lui fournir le suivi de son activité commerciale et le licencie pour faute grave.

Le salarié conteste son licenciement devant la juridiction prud’homale où l’employeur produit, pour se défendre et prouver la faute, la retranscription de deux enregistrements sonores clandestins de ces entretiens.

La Cour d’appel écarte ces moyens de preuve jugés déloyaux et donc irrecevables en Justice, et condamne l’employeur

 

Réunie en Assemblée Plénière, qui regroupe, généralement pour juger des grandes questions de principe, des magistrats de différentes chambres compétentes pour différentes matières (ex : sociale, civile, commerciale), la Cour de cassation opère un véritable revirement de sa jurisprudence en la matière en jugeant que « dans un procès civil, l’illicéité ou la déloyauté dans l’obtention ou la production d’un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l’écarter des débats.

Le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d’éléments portant atteinte à d’autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi.

Dès lors, une cour d’appel ne peut pas écarter des débats la transcription d’enregistrements clandestins d’entretiens entre l’employeur et le salarié au motif que cette preuve a été obtenue de manière déloyale, alors qu’il lui appartient de procéder à un contrôle de proportionnalité ».

Cass. Ass. Plén. 22 déc. 2023, n°20-20.648, Sté Abaque bâtiment services (« ABS »)

Ce revirement, qui aura des conséquences considérables sur la procédure civile et le comportement des justiciables, était tant attendu que l’audience de la Cour de cassation, qui s’est tenue le 24 novembre 2023, a elle-même été filmée (de manière tout-à-fait officielle !).

On assistait déjà à un grand assouplissement de la jurisprudence de la chambre sociale depuis quelques années s’agissant des preuves illicites (des captures d’écran d’un compte Facebook personnel : Cass.soc. 30 septembre 2020, n°19-12.058 ; des fichiers de journalisation d’adresse IP non déclarés à la CNIL : Cass.soc. 25 novembre 2020, n°17-19.523 ; l’agenda électronique professionnel : Cass.soc.9 nov. 2022, n°20-18.922 ; des relevés de badgeage non mis en place pour contrôler la durée du travail : Cass.soc. 8 mars 2023, n°21-20.798 ; des images de vidéosurveillance sans autorisation préfectorale : Cass.soc. 8 mars 2023, n°21-17.802 ; des journaux de géolocalisation : Cass.soc. 22 mars 2023, n°21-22.852).

Mais l’assouplissement n’avait pas encore gagné les preuves déloyales, quoique l’on voyait la chambre sociale déjà assouplir son appréciation du caractère déloyal d’une preuve, comme dans cet arrêt déjà commenté concernant le recours à un client « mystère » pour prouver la faute du salarié (Cass.soc. 6 septembre 2023, n°22-13.783, Y. / Sté Autogrill Aéroport).

L’Assemblée Plénière de la Cour de cassation avait même jugé exactement le contraire dans un arrêt de 2011 (Cass. Ass. Plén 7 janvier 2011, 09-14.316 et 09-14.667, Philips France et Sony France) et sous le visa des mêmes textes, à savoir l’article 6.1 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme, qui garantit le droit à un procès équitable, et l’article 9 du Code Civil, qui protège le respect de la vie privée de chacun. Elle avait ainsi écarté une preuve obtenue par stratagème ou manœuvre de la personne ainsi piégée, considérant que la Justice devait être rendue loyalement au vu de preuves qui ne portent pas atteinte à sa dignité et sa crédibilité.

Mais plusieurs considérations ont conduit l’Assemblée Plénière à assouplir sa position : 

ce principe de dignité de la Justice ne doit pas aboutir à priver une partie de tout moyen de faire la preuve de ses droits ;

il est parfois difficile de tracer la frontière entre une preuve simplement illicite (et donc déjà jugée recevable depuis un certain nombre d’années) et une preuve déloyale (jusque-là jugée irrecevable) et cela conduit les justiciables à privilégier la voie pénale, où la preuve est totalement libre, en application de l’article 427 du Code de Procédure Pénale (« Hors les cas où la loi en dispose autrement, les infractions peuvent être établies par tout mode de preuve et le juge décide d’après son intime conviction ») ;

sachant que depuis le 1er octobre 2016, l’article 1358 du Code civil s’est aligné sur cet article 427 du Code de Procédure Pénale et prévoit que la preuve « peut être apportée par tout moyen » (sauf interdiction légale expresse, là aussi) ;

t sachant également que dans son rapport de juin 2021, le Défenseur des Droits avait invité la Cour de cassation à faire évoluer sa position en matière de preuve du harcèlement, étant rappelé qu’en matière de discrimination, la Loi elle-même avait évolué, admettant depuis 2008 la méthode du « testing ».

Si l’on peut saluer cette évolution de la procédure vers une recherche de la Vérité plus efficace, laquelle doit en principe guider la Justice, il est à craindre qu’une boîte de Pandore, déjà très ouverte, ne s’élargisse aboutissant à une crise d’espionnite généralisée, puisque tout le monde se filme, tout le monde s’enregistre, sans le consentement de l’autre, ni même le prévenir, et ce partout, dans les lieux ouverts au public, mais aussi au travail, à l’école, à la maison … ! 

Et puis, non seulement tout le monde s’enregistre, mais tout le monde diffuse ses enregistrements, voire même les confie à ChatGPT pour en faire, qui un montage vidéo, qui une synthèse, forcément déformée puisqu’interprétée par une « intelligence » in-humaine, …

Alors : la Cour a-t-elle voulu délivrer un « permis de piéger » dans ce qui risque de ressembler à une « jungle » ?

Non : que l’on ne s’y méprenne pas, tout n’est pas permis, pour qu’un moyen de preuve déloyal soit admis par la Justice civile, il faut :

que celui qui les produit invoque son droit à la preuve et demande aux juges d’exercer leur contrôle de proportionnalité

que ladite preuve ne soit pas seulement « nécessaire » (comme l’exigeait la jurisprudence jusqu’ici pour les moyens de preuve simplement illicites) mais réellement « indispensable », et donc qu’il n’y ait aucun autre moyen de prouver le fait allégué (tel qu’un témoignage, une badgeuse, un audit, un rapport d’enquête, une fouille, etc.)

que ladite preuve soit « strictement proportionnée » et donc que l’on ne produise que les extraits pertinents au soutien de sa prétention et du fait allégué (donc pas forcément tout l’enregistrement, toute la vidéo, tout le document, etc.) et que le droit antinomique au droit à la preuve soit légitime (ex : le secret des affaires, la protection de personnes vulnérables telles des patients hospitalisés ou handicapées ou des enfants placés, une mission de service public, etc.).

Depuis ces arrêts, la Cour de cassation a eu l’occasion d’appliquer ce nouveau mécanisme de contrôle probatoire, et ce dans différentes chambres.

Enregistrement sonore du harcèlement moral et des pressions pour accepter une rupture conventionnelle

Une secrétaire comptable est arrêtée plus d’un an en accident du travail et reprend son poste dans le cadre d’un mi-temps thérapeutique avant d’être licenciée pour cause réelle et sérieuse.

Elle demande l’annulation de son licenciement, soutenant avoir été harcelée.

Elle invoque notamment les pressions exercées par son employeur pour lui faire accepter une rupture conventionnelle en la menaçant d’un licenciement.

Pour cela, elle produit la retranscription d’un enregistrement sonore clandestin des propos tenus lors d’un entretien avec cet employeur qu’on entend exercer ces pressions.

La Cour d’appel rejette cette demande en écartant cette pièce des débats, comme étant contraire au principe de la loyauté dans l'administration de la preuve et comme portant une atteinte aux principes protégés qui n’est pas strictement proportionnée au but poursuivi.

La Cour de cassation casse l’arrêt et considère au contraire qu'il appartenait aux juges du fond de vérifier si la production de l'enregistrement de cet entretien, effectué à l'insu de l'employeur, était indispensable à l'exercice du droit à la preuve du harcèlement moral allégué et, dans l'affirmative, si l'atteinte au respect de la vie personnelle de l'employeur n'était pas strictement proportionnée au but poursuivi.

Le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d'éléments portant atteinte à d'autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l'atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi.

Cass.soc. 10 juillet 2024, n°23-14.900, Domitia Habitat OPH

 

Enregistrement sonore et preuve d’un accident du travail et de la faute inexcusable de l’employeur

Un salarié déclare avoir été victime de violences verbales et physiques commises par le gérant de la société qui l’emploie.

La Caisse d’Assurance Maladie admet l’accident du travail, ce que l’employeur conteste en Justice, alors que le salarié demande de son côté la reconnaissance d’une faute inexcusable de l’employeur à l’origine de cet accident du travail, engageant la responsabilité de celui-ci.

Le salarié produit la retranscription par un Huissier de Justice d’un enregistrement audio réalisé avec son téléphone portable de l’altercation, soulignant qu’elle est intervenue dans un lieu ouvert au public, au vu et au su de tous, et notamment de trois salariés et d'un client de l'entreprise, et qu’il s’était borné à produire un enregistrement limité à la séquence des violences qu'il prétend avoir subies.

La 2ème chambre civile de la Cour de cassation approuve les juges du fond d’avoir admis la recevabilité de ce moyen de preuve après avoir vérifié qu’ils avaient circonstancié la balance entre le droit à la preuve du salarié et celui à l’intimité de la vie privée du gérant.

Cass.civ.2. 6 juin 2024, n°22-11.736

source: www.acg-avocat